POST-SCRIPTUM
To be and not to be
Vous avez lu le mot « FIN » il y a quelques secondes. Voilà quinze ans que je l’ai écrit. Et pourtant…
Pourtant, pour Pierre Saint-Menoux il ne saurait y avoir de fin.
Réfléchissez : il a tué son ancêtre avant que celui-ci ait eu le temps de prendre femme et d’avoir des enfants. Donc il disparaît, c’est entendu. Il n’existe pas, il n’a jamais existé. Il n’y a jamais eu de Pierre Saint-Menoux.
Bon…
Mais si Saint-Menoux n’existe pas, s’il n’a jamais existé, il n’a pas pu tuer son ancêtre !…
Donc son ancêtre a poursuivi normalement son destin, s’est marié, a eu des enfants, qui ont eu des enfants, qui ont eu des enfants…
Et un jour Pierre Saint-Menoux est né, a vécu, a grandi, a rencontré Essaillon, a exploré l’an 100000, a voulu tuer Bonaparte… et a tué son ancêtre…
Bon…
Il a tué son ancêtre ?
Donc il n’existe pas.
Donc il n’a pas tué son ancêtre.
Donc il existe.
Donc il a tué son ancêtre.
Donc il n’existe pas…
Arrêtez-vous ! Arrachez-vous au vertige, réfléchissez !
Non, ce n’est pas un tourbillon de vie et de mort, une succession instantanée et infinie de deux destins contraires. Non, ce n’est pas alternativement que Saint-Menoux existe et qu’il n’existe pas. C’est en même temps. Ses deux destins, ou plutôt son destin et son non-destin sont simultanés. À partir de l’instant où son ancêtre frappé par lui est mort, Saint-Menoux n’existe pas et existe à la fois, car n’existant pas il n’a pas pu tuer et, de ce fait, il existe et tue.
Etre ou ne pas être ? se demandait Hamlet. Etre et ne pas être, réplique Saint-Menoux.
Ce n’est sans effarement ni sans remords que je considère l’aventure effrayante où j’ai précipité ce grand garçon pâle. Il a vécu en moi pendant de longs mois plus intimement qu’un fœtus avec sa mère. Je l’ai mis au monde dans la douleur et des milliers de gens l’ont vu vivre et agir. Vous-mêmes vous le connaissez bien. Vous savez ses sentiments, ses ambitions, ses timidités, ses remords. Vous pourriez dessiner son portrait presque en fermant les yeux. Il est votre ami. Il est mon enfant. Et voilà qu’il nous a quittés pour aller… Pour aller où ? Pour ne pas aller où ?… Pour devenir et ne pas devenir quoi ?
Je ne sais que vous dire. Il m’est impossible d’imaginer son état. Pour notre esprit humain, limité, infirme, seul le « ou » d’Hamlet est préhensible. C’est déjà, hélas, bien assez d’angoisse. Le « et » de Saint-Menoux nous fait perdre l’équilibre. Nous sommes à l’extrême bord de notre univers rationnel. Un pas de plus, un mot de plus, et c’est le commencement des abîmes, la logique de l’absurde, et l’évidence démontrée de la possibilité de l’impossible.
C’est là qu’est Saint-Menoux. Et c’est là qu’il n’est pas. En même temps vivant et non-vivant, noir et blanc sur la même face, lourd et léger du même poids, parti avant d’être venu…
Aucune métaphore ne peut nous aider. Sa qualité d’être nous est inconnaissable. Seuls pourraient peut-être s’en faire une très vague idée les grands physiciens de notre temps, spécialistes des particules constituantes de l’atome. Car tout ce qu’ils savent de ces particules, tout ce que leur a appris d’elles l’irréfutable logique mathématique, c’est qu’à chaque instant elles ne sont ni quelque part ni ailleurs – ni ici, ni là, ni autre part – ni nulle part ni partout…
Et pourtant ce sont ces particules improbables tournant autour du néant qui constituent le papier de ce livre et votre main qui le tient et votre œil qui le regarde et votre cerveau qui s’inquiète… Inquiétantes, effrayantes, vagabondes particules de votre corps… Elles ne sont jamais à leur place et pourtant jamais ailleurs. Il n’y a rien entre elles, et là où elles sont, il n’y a rien.
Alors, vous, qu’êtes-vous ?
Être et ne pas être, voilà la question. À moins que ce ne soit une réponse…
R.B.
Mars 1958.
[1] Voir Ravage.
[2] Ici Saint-Menoux, malgré son esprit scientifique, commet une erreur. Dans Ravage, qui est le récit de cet événement, de ses conséquences pour l'humanité et des aventures de François, à travers le monde qui s'écroule, jusqu'à l'établissement de sa dynastie, l'auteur, qui a étudié les faits autant qu'il était possible de le faire, en arrive à cette conclusion : l'électricité n'a pas disparu, elle a simplement cessé, en un instant et dans le monde entier, de se manifester sous ses formes habituelles. Ainsi les corps jusque-là conducteurs brusquement ne le sont plus. Ainsi, il n'y a plus de courant, plus de foudre, plus d'étincelles, plus rien dans les piles ni les accus. Ainsi tous les moteurs, y compris les moteurs atomiques et les moteurs solaires à cellules photo-électriques, s'arrêtent au même instant dans le monde entier. D'un seul coup, tous les véhicules stoppent, tous les avions tombent, toutes les usines cessent de tourner. Plus de transports, plus de courant, plus d'eau, plus de vivres dans les immenses villes qui ont drainé toute la population du XXIe siècle. C'est un écroulement effroyable et subit, à cause de ce simple phénomène : une des forces naturelles auxquelles l'homme s'est habitué a tout à coup changé d'aspect. Quelles sont les causes de ce changement ? L'auteur ne saurait vous le dire. Mais sauriez-vous lui dire quelles sont les causes qui font de l'électricité, aujourd'hui, ce qu'elle est ?
[3] Bouffa : souffler, en provençal.